Publié par : marlène Belilos | décembre 4, 2009

Je ne peins pas les rêves mais les rêveuses-Balthus

Je ne peins pas les rêves mais les rêveuses- Balthus

Ici en Suisse, c’était il y a 40 ans , à la Kunsthalle de Berne, Harald Szeemann organisait une exposition devenue mythique : « Quand les attitudes deviennent forme ». Mythique , car elle a consitué une ponctuation dans l’histoire de l’art contemporain.Bien avant cela, Marcel Duchamp avec l’introduction d’un objet usuel dans le musée, avaitdésacralisé l’oeuvre d’art.L’objet était dévoilé. Tout objet, choisi par un artiste, serait de l’art. Les artistes, réunis par Harald Szeemann en 1969, artistes de l’art conceptuel venaient dire quelque chose de plus qui faisait écho aux mouvements hippies de la côte ouest. L’attitude devient forme.Ce produit- trace du geste, même s’il était là visible, ne comptait pas pour lui-même, on pourrait le manquer. L’élaboration, le processus, l’idée était principale.« Live in your head », avait dit les artistes .L’art s’interrogeait sur la nature de l’art.Les produits des gestes seraient non commercialisables.Mais ce n’était, pas non plus, le but premier, même s’ ils souhaitaient ne plus dépendre « de la société fermière », dont parle Lacan.Peut-on d’ailleurs ne pas dépendre de la société fermière ?Et dans ce cas, pour que les artistes ne laissent pas de traces, Philip Morris, mécène de l’exposition, avait vu plusieurs milliers de dollars s’envoler en fumée.

Le musée en tant que bâtiment était attaqué dans sa forme même, creusé de partout. Traiter l’objet, disaient-ils pour qu’on puisse le manquer. Tous les grands étaient là Beuys, William Heizer , Keith Sonnier, Lawrence Wiener, Walter di Maria, les grands du Land Art, et Kienholz, qu’affectionne tant Gérard Wacjman. Acte de révolte contre la marchandisation, puisqu’il n’y avait plus d’objet, il n’y aurait plus de vente,ou alors on achèterait du vide, du concept. Les sculptures négatives de William Heizer, formes métalliques enfermées dans la terre, contenaient du vide. Platon, cité par Lacan, nous rappelle que les artistes sont concurrents de la philosophie au plan de l’idée. Qu’est ce qu’alors un artiste avait-on demandé à Szeemann ? Une personne qui fait de l’art. Et l’art alors ? Le débat avait occupé les autorités de Berne pendant un semestre, sans réponse.

Au grand ravissement de Szeemann, cétait l’ensemble de la société qui s’interrogeait sur la nature de l’art et pas seulement les artistes. C’était en Suisse , il y a 40 ans, dans la capitale du pays. Qu’est-ce qu’un psychanalyste, demande Lacan, dans les 4 concepts. (1) Quelqu’un qui se consacre à la psychanalyse. Et Balthus ne parle d’art qu’avec les artistes. Aujourd’hui à Beaubourg , on essaie de rééditer l’expérience par une rétrospective des « Vides », du vide congelé en quelque sorte. Propositions reprises d’artistes, Yves Klein, le saut dans le vide, en 1958, il y a 50 ans. Ce sera à Berne en septembre à la Kunsthalle pour fêter les 40 ans. Une artiste, Maria Eischorn, pour sa participation se propose de restaurer la Kunsthalle à cette occasion. Qu’en auraient dit les artistes de 1969 ? Mieux vaut laisser la question en suspens. Divers événements sont organisés cette année pour commémorer l’exposition de Szeemann. Je reviens de Londres où j’ai présenté au Royal Art College, à l’invitation des étudiants de dernière année, le reportage que j’avais fait-en tant que responsable et journaliste des émissions artistiques de la télévision suisse- sur cette exposition , dont il ne reste que le reportage. Visible sur le site des archives de la Télévision suisse,tsr.ch. Un DVD sera disponible dans la revue Art Press à l’occasion de la FIAC et sur le site du Palais de Tokyo, au mois de novembre 2009.

Et Balthus ? Chez Balthus, des formes il y en a en veux-tu en voilà, je te donne à voir. « Je nourris l’appétit de l’oeil » aurait pu dire Lacan, qui dit-on avait fait circuler une reproduction d’un Balthus alors qu’il parlait de l’origine du monde Quelques notes biographiques sur Balthus auxquelles nous n’échappons pas. Baltouzs,(touche) son cousin l’appelait ainsi, diminutif de Balthazar , il a francisé son nom pour devenir Balthus sur les conseils de Rilke, et pour devenir un sujet de son histoire, Balthus doit beaucoup à Rilke. Ce n’était pas facile, « Dites à Balthus qu’il existe », répètait Rilke à Baladine , la mère de Balthus, qu’il appelle Merline.

Balthus doute. Balthus est né un 29 février, il fête donc son anniversaire tous les 4 ans. Et dans l’ entretemps, où suis-je interroge Balthus ? Rilke, métaphorise , il raconte au petit garçon l’histoire que lui a raconté un certain Blackwood rencontré au Caire. « A minuit, il se fait une fente minuscule entre le jour qui finit et celui qui commence et qu’une personne très adroite qui parviendrait à s’y glisser sortirait du temps et se trouverait dans un royaume indépendant de tous les changements que nous subissons, à cet endroit sont amassées toutes les choses que nous avons perdues. »(2) Rilke nomme cet espace le « Crac ». C’est là que se trouverait le chat perdu de Balthus, Mitsou sur lequel il invitera le petit garçon à faire un livre à partir de ses planches dessinnées . Invention poétique de séparation. Balthus aura pris Rilke au mot, aura-t-il vécu jamais en dehors du crac, fente devenue fenêtre sur la réalité ? Sublimer l’absence. La sublimation, c’est ausssi une habitude familiale.

Rilke et Baladine, la mère de Balthus, s’écrivent . Rilke travaille à écrire les « Elégies de Duino ». Il écrit à Baladine, ce sont les « Lettres à Merline ». Pour travailler, dit-il, il ne faut pas vivre ensemble. Nous sommes dans l’amour courtois, jugez plutôt. « Je reviens du parc. Allant et venant dans l’allée des Charmilles, je vous ai évoquée, Merline, je vous ai presque vue ! Des larmes chaudes, comme jamais encore je ne les ai connues, me sont venues aux yeux, et j’étais comme ébloui de ce sentiment qui nous relie, Merline… ».(3) De cette relation épistolaire que Baladine- entretient avec Rilke, Balthus se tient à l’écart. C’est troublant, dira-t-il, de lire les lettres de sa mère, elles étaient destinées à un usage privé. Que voyons-nous en regardant ces jeunes adolescentes alanguies et surprises dans des positions suggestives « La jolie dormeuse oui, comme femme elle est jolie, comme petite oeuvre d’art elle est sublime ! Mon Dieu, comme elle dort, c’est une traduction de toutes ces formes en sommeil, comme elle pèse, et pourtant au dernier moment les deux mains qu’elle a mises sous sa jolie tête de pêche assoupie, reçoivent et supportent tout son poids transfiguré de dormeuse absente. »(4) Là c’est Rilke qui parle d’une oeuvre, non pas d’une oeuvre de Balthus mais de Baladine, la mère de Balthus. -« Je ne peins pas les rêves mais les rêveuses », disait Balthus. Quels rêves ? Quelles rêveuses ? Les rêves, leur interprétation n’intéresse pas Balthus, Fellini s’y essaiera et se fera rabrouer. Ceci m’a trompé au départ. Le propos de Balthus s’inscrit, dans le cours de l’histoire de l’art, et non dans celle de la psychanalyse. Le rêve pour les peintres s’oppose au réalisme en peinture, déjà l’impressionnisme était accusé de s’éloigner des rêves et de privilégier la réalité. Balthus, lui, répond là, aux surréalistes, dans la continuité d’une tradition picturale. A Breton, auquel il reproche d’avoir dit à Giacometti : « Tout le monde sait ce qu’est une tête », Il sera, contre tous, un peintre figuratif, décrié alors par les cubistes, et se brouillera avec Breton. « La peinture surréaliste était une négation du réel, une sorte de discrédit fondamental jeté sur les apparences. S’il ne nie pas les objets,le monde surréaliste les désorganise, dans sa conception des choses il installe en premier lieu un divorce entre l’illimité et celui de la raison. On y trouve pas de différences entre le monde des rêves et celui de la raison appliquée. Les formes de la culture surréaliste vivent dans une lumière d’hallucination. En lutte contre ce divorce et cette destruction, Balthus reprend le monde à partir des apparences : il accepte les données des sens, il accepte celles de la raison mais les réforme ; je dirai encore mieux il les refond. » (5) Les surréalistes et la psychanalyse, un sujet en soi. Pour résumer on sait que Freud ne voulut pas du rapprochement que tenta d’opérer Breton avec la psychanalyse. Le rêve détaché de tout contexte n’existe pas. On rêve pour son analyste et c’est dans la séance que le rêve se dit et s’interprète. Lacan a fréquenté le mouvement surréaliste qui l’a mené à son retour à Freud. Il se défend aussi de l’amalgame que les surréalistes voulaient faire. Balthus veut saisir la réalité. « Je ne peins pas les rêves mais les rêveuses. « Je suis un artisan », aimait à dire Balthus. C’est dans cette lutte contre la décorporéisation de la peinture, qu’il faut entendre la remarque de Balthus. Un souvenir d’enfance, une fixation plus qu’un fantasme. C’est à sa femme que s’adresse Balthus Antoinette de Watewille avec laquelle il aura deux enfants, Stanislas et Tadei. « Dans un monde de mannequins et de pantins aux réactions stéréotypées , il faut des choses très violentes pour faire réagir, dit-il, atteindre l’instinct celui du bas-ventre qui est encore assez tendre pour être touché bien vite, et c’est celui qui contient le plus de dynamisme l’érotisme dans un art est encore la seule chose qui fasse encore sursauter les pantins …. tenter le dévoilement de sa propre violence » On retrouve dans la correspondance de sa mère Baladine, une lettre à Rilke, en avril 1921 La nurse dort : « elle a le don de parler continuellement und zusammen hängend,(en même temps suspendu) pendant son sommeil. Et songez cher, les deux garçons (Balthus et Pierre) ont découvert ça et entrent dans cette chambre pour écouter avec une sorte de volupté ce que la fille dit dans son rêve. C’est devenu un jeu pour eux et l’autre soir en rentrant très tard, je les ai trouvé debout en chemise de nuit, notant chaque mot qu’ils entendaient -on se donne de vrais rendez-vous et pendant la journée on parle de ce divertissement nocturne. H… qui était là hier soir et à qui ils ont tout raconté est resté bouche béante et m’a dit : Je ne sais pas comment trouver cela, vos enfants sont si invraisemblables et iréels. » Si avec Lacan nous refusons le biographisme, rien ne nous empêche d’évoquer ces quelques éléments de la vie de ces jeunes gens. Balthus restera jusqu’à la fin de sa vie attaché aux jeunes filles. Sa dernière demeure à Rossiniere le Grand Chalet en dehors d’être le plus vieux , le plus grand et le plus beau chalet de suisse avait été aussi un salon de thé, et ….un pensionnat de jeune filles. Mais qu’ont-ils retenus ? De ces poses suggestives dont parle Pierre Klossowski ? L’éveil de la sensualité de ces deux garçons, une fixation , plus qu’un fantasme. Sublimation plutôt que perversion Des rêveuses, ces jeunes filles impubères, fixés dans des positions de presque femmes ? Son motif disait-il un élément de composition. Peut-êre, mais dont il organise la dramaturgie. Le passage du temps que viennent figurer les mouvements arrêtés, moment entre l’enfance et l’adolescence. Le nu chaste, devient dans ces positions en équerre, un nu désarticulé. Balthus n’a pas suivi d’école, mais sur les conseils de Pierre Bonnard, il a appris en copiant les deux plus grands, comme il le dit, Poussin et Piero de La Francesca qui eux-mêmes peignaient d’après des figurines de cire qu’ils exécutaient. Un modèle de Balthus disait récemment au vernissage qu’elle ne s’y reconnaissait pas: « je ne retrouve pas mon visage ». Elle reconnaissait ses chevilles, ses membres, mais pas son visage.

Ce qui fait la particularité le passage du temps que viennent figurer les mouvements arrêtés, moment entre l’enfance et l’adolescence, ce sont que jamais elles ne nous regardent, elles sont saisies, surprises. Le trouble que nous éprouvons est celui d’avoir été vus, voyants. Que cherchions-nous à voir ? « Le regard ne se présente à nous que sous la forme d’une étrange contingence, symbolique de ce que nous trouvons à l’horizon et comme butée de notre expérience, à savoir le manque constitutif de notre angoisse de castration »(6) Mais qu’y avait-il à voir ? « Dans l’atelier de Balthus, le motif était là, trois coussins placés sur une chauffeuse défoncée, une espèce de polochon noué par des foulards et puis tout au bout une couverture dressée là où le modèle aurait dû se tenir. Aux visiteurs qui lançaient subrepticement un regard . Balthus malicieux observait et ajoutait : « ne dérangez pas le modèle. » C’est à un ami du peintre, à un collègue devrions-nous dire, Balthus y tenait beaucoup, car ce n’est qu’avec eux qu’il acceptait de parler de peinture, c’est donc à François Rouan que nous devons cette anecdote. » « Il était là cet espèce d’oripeau dérisoire, son modèle, avec sa couverture rouge, cette espèce d’évocation d’une vulve sanguinolente, vieille charogne en train de sécher doucement sous son linceul de poussière »(7) Il n’y avait « rien à voir » comme l’explique si bien Daniel Arasse.

Marlène Belilos

Lausanne, 2009

REFERENCES

1)Jacques Lacan , le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la

psychanalyse, Seuil, Paris 1973,

2) Lettres à un jeune peintre. Editions de l’Aire. Archimbaud. P 13

3)Lettres à Merline Lettre XIII. page 45

4) Lettres à Merline . Lettre XIII page 48.

5) « De la jeune peinture française et la tradition »in Oeuvres complètes.Antonin Artaud.

6) Jacques Lacan , le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la

psychanalyse, Seuil, Paris 1973,pp69-70

7)Portraits privés, Les éditions Noir sur Blanc ,Lausanne 2008


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